Dans
le tourbillon assez dérisoire des non-événements qui composent un été ordinaire, une
disparition qui passerait presque inaperçue : celle d’Omar Sharif.
Une petite larme de
sentimentalisme ne fait pas trop de mal en cet été torride perverti par la
menace terroriste plus que jamais présente et un Tour
de France tragi-comique, taraudé une fois encore par les démons du
dopage : les deux phénomènes ne manquant pas, d’ailleurs, d’être récupérés
grossièrement par un pouvoir politique aux abois, obsédé par la courbe de sondages invariablement
catastrophiques.
Sentimentalisme,
disais-je. Oui, parce qu’il nous ramène des décennies en arrière, à un temps que
les moins de … quarante ans, au bas mot, ne peuvent pas avoir connu. Et je les
en plains. De quand datait le Docteur
Jivago, chef d’œuvre cinématographique de David Lean ? Du milieu des
années soixante très exactement et, pour tout dire, la préhistoire aux
yeux de la génération actuelle qui, bien sûr, a tout inventé.
Peu me chaut, au fond, le regard
condescendant que peuvent porter les gens d’aujourd’hui sur le passé. Ce regard-là,
qui se repaît sans le moindre complexe d’images glauques de violence et d’érotisme, ce regard qui n'est que story telling et renvoie à une réalité souvent médiocre ne méritant nullement d’être exhibée, au
détriment du rêve et de la poésie – excusez du peu - ne sera décidément jamais
le mien. Quitte à passer pour un ringard ou un vieux con, et
j’en accepte volontiers l’éventualité.
Le passé donc, à savoir
le cinéma de David Lean, ce metteur en scène anglais qui avait déjà réalisé le
fameux Pont de la rivière Kwaï ainsi
qu’un autre film de légende, Lawrence
d’Arabie. Des films d’hommes avec pour le dernier, en vedette,
l’inoubliable et si regretté Peter O’Toole mais aussi Omar Sharif que d'aucuns auraient
pu prendre à l’époque pour l’« Arabe de service ». L’erreur eut été monumentale !
Si Sharif était, en effet, exceptionnel dans le rôle de Shérif Ali, c’eut
été un contresens monstrueux de le cantonner dans ce seul registre sous
prétexte qu’il était d’origine égyptienne.
Lorsque David Lean
entreprit l’adaptation du célèbre roman de Boris Pasternak, c’est tout
naturellement qu’il songea à Omar Sharif. Bien lui en prit car ce dernier
s’identifia littéralement au personnage central, Youri Jivago. J’avais une
quinzaine d’années à l’époque et, je l’avoue, c’est après avoir vu le film que
je me suis lancé à corps perdu dans le superbe roman de cet auteur considérable que fut Pasternak puis
dans son œuvre poétique. En 1958, lui avait été décerné le prix Nobel de
littérature, après que le Docteur Jivago aura connu en Occident un succès de publication formidable
grâce, notamment, à l’habileté de l’éditeur italien Feltrinelli, celui-là même
qui devait périr une quinzaine d’années plus tard, victime de ses propres
agissements terroristes. Pasternak avait dû cependant renoncer au Nobel en
raison des pressions énormes exercées sur lui tant par le pouvoir soviétique
que par ses vassaux serviles à commencer, bien évidemment, par le Parti communiste français
et par son organe L’Humanité qui
n’eurent pas de mots assez durs pour démolir cette œuvre
« contre-révolutionnaire ».
Appuyé et garanti,
quant à lui, par la grande machinerie hollywoodienne, le film obtint le succès
universel que le roman ne rencontrerait que plus tard et que progressivement.
Aux côtés de l’émouvante Julie Christie, Omar Sharif était pour beaucoup dans
cette réussite. Un jeu d’acteur très sûr, une beauté masculine qui contrastait
avec les archétypes du cinéma américain de l’époque, d’immenses yeux noirs
d’une profondeur bouleversante : tous les ingrédients d’un succès
phénoménal qui serait récompensé par cinq Oscars. Paradoxalement, aucun des
deux acteurs principaux ne serait récompensé pour leur performance par
l’Academy Awards. Toutefois, Julie Christie serait distinguée par le magazine Life qui proclamerait 1965 « The
Year of Julie Christie » tandis que Sharif se consolerait avec un Golden Globe.
Devenu mondialement
célèbre, Omar Sharif jouerait par la suite dans des rôles trop divers et bien souvent insipides, en tout cas trop alimentaires – l’acteur laissant
alors des fortunes sur les tables des casinos - pour qu’on les retienne :
de Gengis Khan à Che Guevara, en passant par le capitaine Nemo … On se
souviendrait néanmoins avec attendrissement du Funny Girl de William Wyler, dans lequel Sharif donnait la réplique
à Barbra Streisand et, sans doute aussi, du si émouvant Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, film de François Dupeyron
tiré du roman d’Eric-Emmanuel Schmitt qui valut à Sharif le César du meilleur acteur 2004.
Pour ma part, quand je pense à la noblesse et à
l'élégance du monde arabe – et les occasions ne manquent certes pas – me
revient à l’esprit la figure d’Omar Sharif, lui qui aura été si longtemps
ignoré par les siens parce qu’on le jugeait trop pro-occidental. J’avais eu
personnellement l’occasion de le croiser, il y a quelques années, dans la
brasserie parisienne d’Auteuil où il avait ses habitudes. Il m'était apparu
vieilli, marqué mais restait tout aussi séduisant malgré le poids des ans :
modeste, presque timide, foncièrement bon, touchant dans sa façon dépourvue
d’ostentation de suggérer qu’il avait quelque part gâché sa vie. Sa disparition
récente est de celles qui me font devenir un peu plus vieux, même s’il
demeurera éternellement à mes yeux dans la jeunesse de ce Jivago qui aura
ébloui mon adolescence. A propos, d’ailleurs, ma fille se prénomme Lara …
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