Les créateurs d'avant-garde d'aujourd'hui ont de fortes chances, en tout cas pour les plus talentueux d'entre eux, de devenir les classiques de demain. Ce n'est pas plus mal.
Revu récemment, un soir
d’ennui, Identification d’une femme,
de Michelangelo Antonioni. Une des œuvres maîtresses du réalisateur, datant de
1982 et marquant la fin de la période dorée du cinéma italien. Cette période
qui avait débuté au lendemain de la guerre avec l’éclosion du courant
néo-réaliste. On regarde le film d’un œil toujours admiratif mais en plus éduqué,
comme accoutumé. En d’autres termes, il y a beau temps qu’Antonioni ne choque
plus.
Pourtant, se
souvient-on de ses débuts à Cannes, en 1960 ? Antonioni présentait alors L’Avventura. Ce n’était pas son premier
long métrage. Il en avait déjà produit cinq autres auparavant, parmi lesquels
de purs chefs d’œuvre comme Chronique
d’un amour, avec la sublime Lucia Bosè, et Le Cri. Cela n’avait pas suffi pour affranchir le registà d’une semi-confidentialité
devenue étouffante. Antonioni était alors le chouchou des ciné-clubs de
province mais il restait à peu près inconnu du grand public.
L’Avventura
devait contribuer à lui faire franchir le cap. La recette est immuable : rien ne vaut un beau scandale pour
qu’on s’aperçoive de votre existence. Ce scandale, Antonioni ne l’avait
nullement recherché de même que Federico Fellini n’était pas responsable de la violente
polémique qui avait fait rage autour de la Dolce
vita, sorti à peu près au même moment.
Fellini était alors la
cible de la droite italienne mais aussi d’une grande partie de la gauche, sans
même parler de l’église qui l’avait traité de « pécheur public ».
Quant aux spectateurs de la Dolce vita,
ils étaient tout bonnement menacés d’excommunication ! Pour Antonioni, la
polémique n’était pas aussi tumultueuse. Plus que de polémique d’ailleurs, il s’agissait
d’incompréhension.
Fellini bousculait mais
Antonioni dérangeait. Dans L’Avventura,
il mettait d’emblée le spectateur mal à l’aise. Une histoire de disparition –
celle de l’héroïne principale, Anna - qui n’en était pas vraiment une et qui d’ailleurs,
au bout d’une heure de film, n’intéressait plus personne, acteurs compris. Une
seconde histoire dans la continuité de la première, celle de la passion de Claudia,
amie d’Anna, pour Sandro, fiancé de cette dernière : une passion compliquée,
ambiguë, incertaine. Un style narratif n’obéissant à aucune progression
dramatique classique. Un langage dépourvu d’emphase et composé de dialogues
secs, comme réduits au strict nécessaire. Et surtout, des silences inhabituels,
la quasi absence de musique et de rythme, même dans le contexte d’un film dit « intimiste »,
que les spectateurs et même certains critiques prirent pour des longueurs assez
pénibles.
Il était clair, dès la
sortie de L’Avventura, que ce film
était en avance sur son temps et qu’à ce titre, il courait le risque d’être
incompris. Le jury du Festival de Cannes 1960, n’en eut pas moins l’intelligence
de lui décerner le Prix spécial pour ce nouveau langage cinématographique. Ce n’était
pas si mal vu.
Et puis, le film d’Antonioni
était marqué par la présence bouleversante, inoubliable, de Monica Vitti.
Monica, une ode à la féminité de son temps. Tourmentée, énigmatique, touchante,
sublime. Elle deviendrait l’égérie du réalisateur qui ferait également appel à
elle avec bonheur dans les trois autres volets de sa tétralogie consacrée au
mal-être et à l’incommunicabilité : La
Nuit, L’Eclipse et le Désert rouge.
Aujourd’hui encore, on ne
peut s’empêcher de ressentir une certaine émotion nostalgique en revoyant ces « films d’auteur ».
Ils n’ont d’ailleurs pas tellement vieilli, ne serait-ce qu'en comparaison de la plupart des films « intellectuels »
de la Nouvelle vague française : ceux de Jean-Luc Godard, tout
particulièrement, dont la dimension politique et idéologique paraît aujourd’hui
tellement dérisoire.
L’incompréhension
envers Antonioni s’est effacée progressivement, elle aussi. Ses chefs d’œuvre ultérieurs,
de Profession reporter à Identification d’une femme, en passant
par Blow-up (couronné par la Palme d’or
à Cannes), seraient beaucoup mieux accueillis et, en tout cas, exempts de toute
polémique.
Au fond, n’est-ce pas
ainsi qu’un auteur – écrivain, musicien, plasticien ou cinéaste - d’avant-garde,
jugé abscons et incompréhensible en son temps, devient un « classique » ?
Ce n’est pas plus mal. Sauf évidemment pour ceux qui ont l’obsession de l’avant-gardisme
et se complaisent dans un élitisme en forme de cache-misère.
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