Caractérisée par la dictature de la communication en temps réel et par l’explosion des réseaux sociaux, notre époque laisse a priori peu de place à l’écrivain. Cette place, il doit se la faire lui-même. A lui, donc, le redoutable défi de s’imposer dans un contexte où l’immédiateté et l’émotion prennent souvent le pas sur la réflexion. Pour autant, les idées comme la réflexion n’empêchent pas les saillies, les humeurs voire, pour parler le langage actuel, la proactivité et l’interactivité. C’est la vocation même de ce blog.

Beaucoup de mes écrits ont été consacrés à l’actualité internationale, qu’il s’agisse d’Israël, du Proche-Orient et surtout des Etats-Unis, mon thème de prédilection. D’autres concernent la France et sa politique, des premières amours qu’on n’oublie pas si facilement et qui se rappellent volontiers à notre souvenir. Plus récemment, mes préférences m’ont conduit à vagabonder sur d’autres chemins, plus improbables encore : le monde du spectacle et le show-business qui reflètent d’une manière saisissante les aspirations et les illusions de nos sociétés.

Tels sont les thèmes principaux, quoique non exclusifs, que je me propose d’aborder avec vous, semaine après semaine, dans le lieu d’échange privilégié qu’est ce blog. Il va de soi que je ne me priverai aucunement d’aborder d’autres sujets qui me tiennent à cœur. Je le ferai à ma manière : directe et sans concession, parfois polémique mais toujours passionnée. Tant il est vrai que, dans ses turbulences même, la passion est la sœur jumelle de la sincérité.

samedi 13 septembre 2014

Devenir un classique


Les créateurs d'avant-garde d'aujourd'hui ont de fortes chances, en tout cas pour les plus talentueux d'entre eux, de devenir les classiques de demain. Ce n'est pas plus mal.

Revu récemment, un soir d’ennui, Identification d’une femme, de Michelangelo Antonioni. Une des œuvres maîtresses du réalisateur, datant de 1982 et marquant la fin de la période dorée du cinéma italien. Cette période qui avait débuté au lendemain de la guerre avec l’éclosion du courant néo-réaliste. On regarde le film d’un œil toujours admiratif mais en plus éduqué, comme accoutumé. En d’autres termes, il y a beau temps qu’Antonioni ne choque plus.

Pourtant, se souvient-on de ses débuts à Cannes, en 1960 ? Antonioni présentait alors L’Avventura. Ce n’était pas son premier long métrage. Il en avait déjà produit cinq autres auparavant, parmi lesquels de purs chefs d’œuvre comme Chronique d’un amour, avec la sublime Lucia Bosè, et Le Cri. Cela n’avait pas suffi pour affranchir le registà d’une semi-confidentialité devenue étouffante. Antonioni était alors le chouchou des ciné-clubs de province mais il restait à peu près inconnu du grand public.

L’Avventura devait contribuer à lui faire franchir le cap. La recette est  immuable : rien ne vaut un beau scandale pour qu’on s’aperçoive de votre existence. Ce scandale, Antonioni ne l’avait nullement recherché de même que Federico Fellini n’était pas responsable de la violente polémique qui avait fait rage autour de la Dolce vita, sorti à peu près au même moment. 

Fellini était alors la cible de la droite italienne mais aussi d’une grande partie de la gauche, sans même parler de l’église qui l’avait traité de « pécheur public ». Quant aux spectateurs de la Dolce vita, ils étaient tout bonnement menacés d’excommunication ! Pour Antonioni, la polémique n’était pas aussi tumultueuse. Plus que de polémique d’ailleurs, il s’agissait d’incompréhension.

Fellini bousculait mais Antonioni dérangeait. Dans L’Avventura, il mettait d’emblée le spectateur mal à l’aise. Une histoire de disparition – celle de l’héroïne principale, Anna - qui n’en était pas vraiment une et qui d’ailleurs, au bout d’une heure de film, n’intéressait plus personne, acteurs compris. Une seconde histoire dans la continuité de la première, celle de la passion de Claudia, amie d’Anna, pour Sandro, fiancé de cette dernière : une passion compliquée, ambiguë, incertaine. Un style narratif n’obéissant à aucune progression dramatique classique. Un langage dépourvu d’emphase et composé de dialogues secs, comme réduits au strict nécessaire. Et surtout, des silences inhabituels, la quasi absence de musique et de rythme, même dans le contexte d’un film dit « intimiste », que les spectateurs et même certains critiques prirent pour des longueurs assez pénibles.

Il était clair, dès la sortie de L’Avventura, que ce film était en avance sur son temps et qu’à ce titre, il courait le risque d’être incompris. Le jury du Festival de Cannes 1960, n’en eut pas moins l’intelligence de lui décerner le Prix spécial pour ce nouveau langage cinématographique. Ce n’était pas si mal vu.

Et puis, le film d’Antonioni était marqué par la présence bouleversante, inoubliable, de Monica Vitti. Monica, une ode à la féminité de son temps. Tourmentée, énigmatique, touchante, sublime. Elle deviendrait l’égérie du réalisateur qui ferait également appel à elle avec bonheur dans les trois autres volets de sa tétralogie consacrée au mal-être et à l’incommunicabilité : La Nuit, L’Eclipse et le Désert rouge.

Aujourd’hui encore, on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine émotion nostalgique en revoyant ces « films d’auteur ». Ils n’ont d’ailleurs pas tellement vieilli, ne serait-ce qu'en comparaison de la plupart des films « intellectuels » de la Nouvelle vague française : ceux de Jean-Luc Godard, tout particulièrement, dont la dimension politique et idéologique paraît aujourd’hui tellement dérisoire. 

L’incompréhension envers Antonioni s’est effacée progressivement, elle aussi. Ses chefs d’œuvre ultérieurs, de Profession reporter à Identification d’une femme, en passant par Blow-up (couronné par la Palme d’or à Cannes), seraient beaucoup mieux accueillis et, en tout cas, exempts de toute polémique. 

Au fond, n’est-ce pas ainsi qu’un auteur – écrivain, musicien, plasticien ou cinéaste - d’avant-garde, jugé abscons et incompréhensible en son temps, devient un « classique » ? Ce n’est pas plus mal. Sauf évidemment pour ceux qui ont l’obsession de l’avant-gardisme et se complaisent dans un élitisme en forme de cache-misère.

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